Texte
I (p 149-151)
Un
jour, il te vint le désir d'entreprendre un récit où tu parlerais de tes deux
mères
l'esseulée
et la vaillante
la
jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée.
Leurs
destins ne se sont jamais croisés, mais l'une par le vide créé, l'autre par
son inlassable présence, elles n'ont cessé de t'entourer, te protéger, te
tenir dans l'orbe) de leur douce lumière.
Dire
ce que tu leur dois. Entretenir leur mémoire. Leur exprimer ton amour. Montrer
tout ce qui d'elles est passé en toi.
Puis
relater ton parcours, cette aventure de la quête de soi dans laquelle tu as
été contraint de t'engager. Tenter d'élucider d'où t'est venu ce besoin d'écrire.
Narrer les rencontres, faits et événements qui t'ont marqué en profondeur
et ont plus tard alimenté tes écrits.
Ce récit aura pour titre Lambeaux. Mais après en avoir rédigé une vingtaine
de pages, tu dois l'abandonner. Il remue en toi trop de choses pour que tu
puisses le poursuivre. Si tu parviens un jour à le mener à terme, il sera
la preuve que tu as réussi à t'affranchir de ton histoire, à gagner ton autonomie.
Ni l'une ni l'autre de tes deux mères n'a eu accès à la parole. Du moins à
cette parole qui permet de se dire, se délivrer, se faire exister dans les
mots. Parce que ces mêmes mots se refusaient à toi et que tu ne savais pas
t'exprimer, tu as dû longuement lutter pour conquérir le langage. Et si tu
as mené ce combat avec une telle obstination, il te plaît de penser que ce
fut autant pour elles que pour toi.
Tu songes de temps à autre à Lambeaux. Tu as la vague idée qu'en l'écrivant,
tu les tireras de la tombe. Leur donneras la parole. Formuleras ce qu'elles
ont toujours tu.
Lorsqu'elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s'avancer à leur
suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots
ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux
et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr
ceux
et celles qui n'ont jamais pu parler parce qu'ils n'ont jamais été écoutés
ceux
et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte
ceux
et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui
n'ont jamais pu surmonter
une fondamentale détresse.
Introduction :
L’entreprise autobiographique est souvent très exigente pour son auteur. Charles Juliet a mis douze ans de sa vie à écrire Lambeaux, paru est 1995. Cette œuvre fut composée comme un diptyque. Ces douze années montrent la difficulté et l’importance pour son auteur de raconter. Dans l’extrait que nous allons étudier, Charles Juliet se livre à un bilan dans lequel il nous fait partager l’historique de sa démarche. En même temps qu’à ses deux mères, il rend hommage à tous ceux qui n’ont pas eu la parole pour dire leur souffrance. Nous allons mettre en évidence dans une première partie l’hommage rendu aux deux mères et dans un deuxième temps nous clarifierons le projet d’écriture de Charles Juliet ici présenté.
(Lecture)
I-
hommage aux deux mères
a - hommage
tes
deux mères l'esseulée
et la vaillante la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée. |
Présentation parallèle |
Hommage parallèle Il met les deux femmes à égalité par delà les différences |
Ligne 2 à ligne 4 l'esseulée et
la vaillante la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée. |
Antithèses + Mot de liaison |
Caractéristiques différentes mais tendresse et hommage rapprochés |
l'esseulée la jetée-dans-la-fosse |
CL de la souffrance + gradation ds la souffrance
|
La mère biologique Femme absente et solitaire Hommage pathétique et tragique pour la mère jamais connue |
la vaillante la toute-donnée. |
Vocabulaire laudatif plus fort car substantivé : la |
Mère adoptive Femme résistante, présente Générosité intégrale |
- ces mères étaient l’incarnation de ce qu’il leur attribue comme description « la » - absence de hiérarchie par le pluriel « tes deux mères » elles sont mises à égalité « elles » |
||
L’orbe de leur douce lumière
|
Image, globe orbe |
Il évoque sa relation avec ses mères. Protection fœtale |
b- expression de la filiation
L'hommage prend toute sa puissance dans le lien, l’une est forte, l’autre est adoptive. Lien auquel il se raccroche, se justifie dans cette quête de redonner la parole. Lien essentiel dans sa démarche.
elles n'ont cessé de t'entourer, te protéger, te tenir
dans l'orbe de leur douce lumière |
Série d’hommages Elles/tu Tu complément d’objet + CL de la protection |
Reconnaissance du lien, remerciement. |
Dire ce que tu leur dois ; leur exprimer ton amour |
Leurs : COI |
Réciprocité : elles lui ont donné tant il leur rend |
tout ce qui |
Métaphore |
Transmission symbolique à travers une lutte commune. Mère battante sans mots. Charles Juliet retrouve cette volonté à travers l’écriture. |
Entretenir leur mémoire |
infinitif / formule historique |
Relation par delà le temps. Il reprend le combat des femmes sans parole. |
c- résurrection
Tu les tireras de la tombe |
Métaphore très crue |
Résurrection à travers la démarche biographique |
Elles se lèvent en toi |
Métaphore insistant sur la forte présence des mères chez le fils adulte |
Revivre au travers des mots de leur fils |
Tu leur donneras la parole |
Métaphore |
Il les fait revire Traduit la seconde vie des mères à travers Lambeaux |
Tu leur parles |
Relation pronominale + PVG |
Résurrection complète réciprocité du dialogue ici et maintenant par le livre |
d- l’importance de la parole retrouvée
tu vois s'avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots |
pluriels + accumulation d’images qui décrivent la privation de paroles |
Discours solennel l’hommage dépasse les seules mères de Juliet |
C’est l’emblème d’un monde privé de parole comme ses deux mères |
||
Cohortes |
Cohorte unité d’infanterie de la légion romaine puis troupe de personnes. DÉMOGR. Ensemble des personnes ayant vécu un même événement au cours de la même période. Connotation militaire |
Nombre important, ça n’ en finit pas + connotation militaire : c’est un combat que Juliet veut mener Ton de l’invocation Entre le solennel et le religieux. Hommage élargi. La valeur dépasse l’autobiographie personnelle |
Thématique de l’hommage : Deux type de refus : - l’oppression avec les bâillonnés. - Les mutiques, ils ne peuvent s’exprimer Ce sont les exilés des mots |
||
Etouffé pourrissant |
Termes métaphoriques très violents |
C’est une vraie souffrance et non une coquetterie que de ne pas avoir les mots |
ceux et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr |
Verbes violents plus pluriels |
Ceci exprime au travers d’une impossibilité à vivre. Des vies entières détruites |
L’hommage exigent réclame un projet d’écriture adapté. Une démarche difficile et volontaire.
II-
le projet d’écriture
a- l’expression d’une volonté
Un jour, il te vint le désir d'entreprendre un récit |
Forme irrépressible de la volonté. Force préexistante à la conscience. |
Juliet ne choisit pas : ce projet semble s’imposer à lui comme une nécessité |
Dire, exprimer | Verbes à l’ infinitif |
Relaye l’expression du désir nécessité d’exprimer ce désir |
Narrer, relater, tenter d’élucider |
Narrer → récit narratif Relater → récit rétrospectif élucider → récit analytique |
Démarche de la libération par l’écriture. Souffrance perso libération de l’esprit des deux mères |
b- le
combat d’écriture
Quête, vaillante, lutter, conquérir, combat |
Champ lexical de la lutte |
Difficulté, résistance des mots → il ne donne pas la solution mais des années seront nécessaires. |
Se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots |
gradation ternaire |
Sans les mots on peut être privé de la vie Confusion mots=vie |
Si tu parviens un jour à le mener à terme, il sera la preuve que tu as réussi à t'affranchir de ton histoire, à gagner ton autonomie. |
Parallélisme entre l’hommage rendu et l’avenir possible pour Juliet |
Il se libère du passé pour regarder l’avenir : sorte de justification du projet autobiographique et biographique de Lambeaux |
Tu |
Complexité du pronom choisi Mère introspective + identification possible |
Possibilité d’entrer dans le dialogue pour le narrateur. Lien affectif. Confusion mère/ narrateur (parties 1 et 2) |
a- la
mise en abyme
Désir Mène a son terme trop de choses |
Départ du projet Fin du projet Difficulté du projet |
Désire d’écrire le livre Renoncements successifs et retours nombreux |
Il te vint Tu dois l’abandonner Tu songes Si tu parviens Il sera la preuve |
Passé Présent Présent Futur hypothétique Futur de certitude |
Le lecteur à l’impression d’assister à l’écriture du projet. Il écrit qu’il est en train d’écrire. Quête autobiographique et biographique. On suit au long du livre la vie du lecteur. Forme du pacte autobiographique l’auteur a un contrat avec le lecteur. |
Titre : « Lambeaux »
|
Titre métaphorique Fragments de quelque chose |
Mémoire fragmentée C’est peut être de la chair alors c’est très "sensible" |
Gorge déchirée, fracturé ta vie, lacéré, arracher, blessure |
CL de la blessure violente Se rapporte au titre |
quête difficile à lire (puzzle) Reconstitution morceau après morceau de sa mère = Il veut se reconstruire lui-même |
Conclusion :
Pacte autobiographique original rejeté à la fin du livre. L’écrivain ne s’adresse pas au lecteur. Le pacte est avec lui-même non pas avec le lecteur. Sorte de dédoublement entre celui qui cherche et celui qui veut abandonner. Importance de l’engagement de l’auteur se remarque grâce aux termes employés (violence). La démarche autobiographique dans Lambeaux apparaît comme une nécessité impérieuse, cruelle, difficile à remplir. Le travail de reconstruction presque de résurrection, où la biographie et l’autobiographie semblent devoir trouver ces fameux « lambeaux » afin de pouvoir reconstruire et se reconstruire soi-même tout en rendant hommage au-delà de l’histoire familiale à toutes celles qui ont été dans la souffrance d’être privées de la parole.