Le texte :
Après bien des aventures, Candide, jeune homme naïf; et son valet Cac8mbo arrivent dans un pays étrange où l'on fait peu de cas de l'or et des pierres précieuses et où tout semble idéal, l'Eldorado (pays doré).
CE QU'ILS VIRENT DANS LE PAYS D'ELDORADO
Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité; l'hôte lui dit: « Je suis fort ignorant, et je m'en trouve bien; mais nous avons ici un vieillard retiré de la cour qui est le plus savant homme du royaume, et le plus communicatif. » Aussitôt il mène Cacambo chez le vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison fort simple, car la porte n'était que d'argent, et les lambris des appartements n'étaient que d'or, mais travaillés avec tant de goût que les plus riches lambris ne l'effaçaient pas. L'antichambre n'était à la vérité incrustée que de rubis et d'émeraudes; mais l'ordre dans lequel tout était arrangé réparait bien cette extrême simplicité.
Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des vases de diamant; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes: « Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l'ancienne patrie des Incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde et qui furent enfin détruits par les Espagnols. Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages; ils ordonnèrent, du consentement de la nation, qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume; et c'est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils l'ont appelé El Dorado ; et un Anglais, nommé le chevalier Raleigh, en a même approché il y a environ cent années; mais comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu'à présent à l'abri de la rapacité des nations de l'Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu’au dernier. »
Candide, 1759, Voltaire
Commentaire
Depuis Thomas More et son roman Utopie, le genre du même nom a suscité de nombreuses vocations chez les écrivains soucieux de faire progresser la civilisation des hommes. On pense à « l’abbaye de Thélème » dans Gargantua de Rabelais, au « pays des Houyhnhnms » dans Les voyages de Gulliver de Swift ou encore aux « Troglodytes » de Montesquieu dans les Lettres persanes. L’élaboration imaginaire d’un système social ou politique idéal permet en effet à ces écrivains de proposer un modèle de société généralement accompagné d’une critique (souvent implicite) de la société réelle.
Voltaire, philosophe des Lumières trouve tout naturellement cette forme d’apologue lorsque dans Candide, en 1759, il veut nous faire entendre une critique de son temps et particulièrement des méfaits de la colonisation européenne dans le Nouveau Monde. Ainsi est né « Eldorado », pays idéal éloigné des tourments de la vieille Europe. Le chapitre XVIII du conte philosophique raconte la découverte que font Candide et son valet de ce pays étrange.
Monde idéal, Eldorado surprend d’abord par le pittoresque et le merveilleux, par l’opulence, par tant de bienfaits qui conservent cependant pureté et simplicité aux habitants de ce pays imaginaire. En outre, confiant la parole à un vieil indigène plein de sagesse, Voltaire, philosophe autant que conteur, soumet au lecteur, à travers cette conversation, une critique sévère de la société du XVIII° siècle, bien réelle celle-là, à laquelle il appartient.
la porte n’était que d’argent les lambris des appartements n’étaient que d’or l’antichambre n’était… que de rubis et d’émeraudes |
tournure restrictive « ne… que » g matériaux précieux |
Luxe « naturel » Simplicité des eldoradiens |
une maison fort simple, cette extrême simplicité |
Répétition notion -> insistance |
insiste sur le décalage |
Ce sont d’abord les éléments du décor qui surprennent. Ainsi « la porte n’était que d’argent », « les lambris des appartements n’étaient que d’or », « l’antichambre n’était… que de rubis et d’émeraudes » ; le contraste est saisissant entre la tournure restrictive « ne… que » et les matériaux précieux évoqués : tout se passe comme si le peuple d’Eldorado ne faisait aucun cas de cette débauche de luxe renforcée par les parallélismes de construction et par la répétition. L’opulence naît de cette richesse considérée comme modeste. Voltaire insiste sur ce décalage en répétant qu’il s’agit d’un lieu modeste : « une maison fort simple, cette extrême simplicité ». La naïveté de Candide et le détachement des autochtones permet cette description paradoxale de laquelle s’impose d’emblée la dimension imaginaire du lieu.
sofa matelassé de plumes de colibri |
Invraisemblance, oiseau minuscule |
l’exotisme de l’oiseau extrême luxe lieu imaginaire |
L’exotisme du lieu confirme son caractère pittoresque et l’abondance qui y règne. Ainsi, ce « sofa matelassé de plumes de colibri » ne manque pas d’étonner l’européen qui lit Voltaire surtout s’il connaît l’autre nom du volatile appelé en effet « oiseau-mouche » en raison de sa petite taille. Outre l’exotisme de l’oiseau lui-même, sa petitesse laisse imaginer le nombre d’individus qui a pu servir à la réalisation d’un sofa ! Invraisemblance encore qui participe au pittoresque tout en confirmant la richesse du pays.
Pérou, Incas |
Références réelles et mythe en même temps |
Renforce intérêt lecteur |
Voltaire, soucieux du pittoresque, ancre néanmoins celui-ci dans une réalité géographique que les voyages en Amérique aux XVI° et XVII° siècles n’ont cessé de colorer des mythes les plus merveilleux. C’est le cas du « Pérou » et de la civilisation disparue des « Incas », deux références que Voltaire ne manque pas d’insérer dans le discours du vieillard. Il se sert d’un mythe connu en Europe pour servir son utopie et séduire un lectorat très friand d’exotisme. L’opulence supposée de la civilisation inca sert tout naturellement le propos de l’apologue.
goût, ordre, travaillés, arrangé |
Critères esthétiques + travail |
Valeur du travail > valeur mercantile |
Cette opulence ne semble cependant pas tourner la tête aux habitants d’Eldorado (comme cela ne manquerait pas d’arriver à un européen !) qui gardent un détachement surprenant devant toute cette richesse. Outre la « simplicité » déjà évoquée, on note le peu de cas que font les autochtones de ces richesses. Plus précisément, il semble que des critères esthétiques plus que mercantiles président à l’arrangement du décor. Il est question de « goût », d’ « ordre » plus que de valeur intrinsèque des matériaux utilisés. Notons encore les verbes « travaillés » et « arrangé » qui soulignent le travail accompli plutôt que la richesse déployée.
cailloux |
Terme péjoratif Désigne gemmes |
Décalage culturel |
Le vieillard dont les paroles nous sont rapportées au discours direct confirme cette distance, voire cette indifférence, pour les pierres précieuses : ne désigne-t-il pas ces dernières sous le terme générique de « cailloux », terme dévalorisant pour l’européen mais conforme à la réalité dans un pays ou l’argent ne semble pas au cœur des préoccupations ! Après tout, la valeur marchande des minerais revêt un caractère arbitraire que Montaigne déjà soulignait dans Des cannibales lorsqu’il justifiait la préférence (sans doute pour des critères esthétiques) des indiens du Nouveau Monde pour un collier de verre multicolore plutôt que pour l’or.
Tout est là pour faire rêver le lecteur et lui faire croire, conformément au principe de l’utopie, que cette cité , où la vie semble se dérouler dans l’abondance et l’harmonie, est idéale et enviable. Mais ce bien-être a un prix que Voltaire ne manque pas de rappeler à ses lecteurs.
détruits, rapacité, fureur, tueraient |
Voc. Très péjoratif violence |
Critique sévère colonialisme |
Plus sages, innocence, félicité |
Voc. Mélioratif / contraste avec précédent |
Voltaire a choisi son camp |
le plus savant des hommes et le plus communicatif |
superlatifs |
Valorisation du vieillard : sagesse et raison |
L’utopie se doit en effet de délivrer un message. Si elle donne à voir un cité idéale c’est toujours, plus ou moins explicitement, pour établir par comparaison les travers de la société réelle. Eldorado n’échappe pas à cette règle. L’opposition entre les européens et les habitants d’Eldorado s’exprime ainsi de manière explicite : il suffit de relever le vocabulaire dépréciatif qui décrit les manières d’agir des premiers : « détruits, rapacité, fureur, tueraient », la violence des termes employés dit assez l’indignation de Voltaire face à un colonialisme sauvage ; qui sont les barbares, ceux que les européens nomment ainsi ou les européens eux-mêmes ? Le propos porte d’autant plus qu’il provient du discours d’ « un vieillard retiré de la cour qui est le plus savant des hommes et le plus communicatif», les tournures superlatives comme les adjectifs mélioratifs ne laissent aucun doute : Voltaire se range du côté de cette sagesse. Au contraire des européens, les habitants d’Eldorado sont valorisés : on les dit « plus sages », ayant conservé leur « innocence » et leur «félicité ». Le contraste est saisissant : la raison a choisi son camp, Voltaire et le lecteur aussi.
rochers inabordables et précipices |
CL relief insistance |
Nécessité de se protéger d’un danger |
abri |
Terme positif, sécurisant |
Le danger ? l’Europe ! |
Ils nous tueraient tous jusqu’au dernier |
Hyperbole |
Effarement devant la barbarie européenne |
Les « nations de l’Europe » sont ainsi explicitement désignées comme le danger, la menace qui risquerait de contrarier tant d’harmonie et de bien-être. Pour preuve, la topographie du lieu : ce sont « rochers inabordables » et « précipices » qui ont permis à Eldorado de rester « à l’abri » du danger. L’insistance sur le relief hostile ou encore le choix du terme « abri », sécurisant et positif, relègue une fois de plus le colonialisme au rang des fléaux. L’hyperbole « nous tueraient tous jusqu’au dernier » qui termine le discours du vieillard insiste encore sur l’effarement suscité par la barbarie des européens.
sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde et qui furent enfin détruits par les Espagnols |
1.l’adverbe dépréciatif 2.le verbe « subjuguer » 3.« enfin » « détruits ». |
l’imprudence de la démarche la sottise de l’objectif le terrible verdict Une parabole de l’impérialisme ?. |
Cette barbarie, l’Histoire d’Eldorado l’a conservée par la mémoire du sage. Le vieillard raconte en effet comment certains de ses ancêtres périrent par la main des européens. Ces Incas qui « sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde et qui furent enfin détruits par les Espagnols » . Ce récit ramené à une simple phrase semble un raccourci riche d’enseignement. On distingue nettement trois temps dans cette désastreuse aventure : l’imprudence de la démarche soulignée par l’adverbe, la sottise de l’objectif que connote le verbe « subjuguer » et « enfin » le terrible verdict exprimé par le verbe « détruits ». Si la sagesse consiste à comprendre le présent à l’aune du passé alors ce récit devrait faire réfléchir plus d’un européen sur la folie d’un impérialisme sans borne, sorte de mégalomanie à l’échelle des nations.
sofa matelassé de plumes de colibri liqueurs dans des vases de diamants satisfit à leur curiosité |
Les éléments de l’accueil des « étrangers » |
Tolérance et ouverture du vieillard |
le vieillard reçut les deux étrangers |
Etrangers : Candide et Cacambo |
Désignation volontaire : cf. ci-dessus |
Mais Candide est européen et pourtant reçu de la meilleure façon. Voltaire insiste sur l’hospitalité des indigènes : on pourrait rappeler ici le « sofa matelassé de plumes de colibri » qui leur est proposé ou encore les « liqueurs dans des vases de diamants » ou même la facilité avec laquelle il « satisfit à leur curiosité » autant de comportements surprenants à l’intention de l’ennemi supposé. La phrase « le vieillard reçut les deux étrangers » semble résumer cet accueil. Voltaire choisit le terme « étrangers » pour désigner Candide et son valet comme pour mettre en valeur la tolérance et l’ouverture d’esprit du vieillard : les européens n’auraient-ils pas commencé par réduire les deux « étrangers » en esclavage comme ils le firent des serviteurs noirs « importés » en Europe ? Ce mépris de l’humain des européens s’exprime aussi dans le choix du verbe « détruire » pour évoquer l’extermination des Incas, verbe qui semble ramener ces derniers au rang d’objets.
Je suis fort ignorant, et je m’en trouve bien |
paradoxe apparent |
facilité d’intégration de tous à Eldorado |
Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet |
Ordre inversé |
hiérarchies sociales abolies |
La critique de l’Europe est encore présente dans la valorisation d’Eldorado qui sous-entend, par comparaison implicite, la dévalorisation des européens. On a montré précédemment le détachement des eldoradiens pour les richesses marchandes : n’est-ce pas une incitation à plus de mesure en la matière s’agissant des us et coutumes de la Vieille Europe ? On note encore ce propos de l’hôte de Candide : « Je suis fort ignorant, et je m’en trouve bien » paradoxe apparent qui dit pourtant la facilité d’intégration de tous à Eldorado contrairement là encore à ce qui se passe en Europe. Les hiérarchies sociales semblent abolies naturellement et Candide lui-même en fait l’expérience : « Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. », la négation « ne..plus », l’adjectif « second » et le verbe « accompagnait » décrivent un renversement des valeurs explicites : pourquoi la naissance de Candide lui vaudrait-elle une valeur supérieure à celle de Cacambo ? Toutes ces différences participent à l’apologue pour faire ressortir les abus et les travers de la société du XVIII° siècle.
Voltaire met en œuvre ici tout son talent de conteur pour faire rêver le lecteur en lui présentant un pays d’abondance et d’harmonie où chacun désirerair sans doute vivre ; mais derrière le conteur, le philosophe n’est pas loin et la cité idéale devient bientôt miroir de l’Europe laquelle ne sort guère grandie de la comparaison. Le colonialisme sauvage des européens est explicitement dénoncé par Voltaire qui se sert du point de vue objectif du sage vieillard. En filigrane derrière cette critique principale, les allusions se multiplient pour souligner les travers de la France du XVIII° siècle.
L’utopie trouve tout naturellement sa place dans ce nouveau genre au titre éloquent qu’invente Voltaire : le conte philosophique. Celui-ci fonctionne en effet selon les règles de l’apologue : il s’agit de raconter simplement pour être compris du plus grand nombre, plaisamment pour susciter l’intérêt et d’instruire sans en avoir l’air. Le genre remplit sa mission au-delà même de ce que Voltaire espérait puisqu’on étudie plus que jamais les contes philosophiques tandis que d’autres genres plus « sérieux » comme le Dictionnaire philosophique, pourtant du même auteur, ne sont plus étudiés que par quelques savants.